De la demeure de l’âme dans les plaies de Jésus-Christ
I. L’âme entend la voix de son Bienaimé qui la convie d’entrer dans ses plaies amoureuses.
II. Se hâter de suivre l’Époux Jésus-Christ, ce que c’est.
III. Les plaisirs de Jésus sont le refuge de l’âme affligée.
IV. L’âme enivrée de l’amour divin ne sait ce qu’elle fait.
V. Effets de cette ébriété spirituelle.
VI. L’âme, dans sa course amoureuse, demande d’être tirée encore plus fortement.
VII. Les mondains ne sont pas capables des excès de l’âme enivrée de l’amour divin.
VIII. Délices de l’âme enivrée d’amour.
IX. Elle désire la dissolution de son corps.
X. En suite de cette ébriété elle expérimente divers états.
XI. Quel bonheur c’est de se haïr soi-même et mourir à soi.
XII. A certaines âmes la vie présente est une région de mort.
XIII. Perte de l’âme inconnue à elle-même.
XIV. La demeure de l’âme sainte est la divine humanité de Jésus-Christ.
[Sommaire ajouté par le P. Donatien de Saint-Nicolas].
I. Que me dites-vous, mon amour ? Quelle est la voix que vous me faites entendre, en la très douce et très désirée manifestation que vous me faites de votre face qui, par sa splendeur et sa beauté très accomplie, arrête pour jamais les esprits célestes à la regarder avec un désir infini et dont la jouissance leur est un plein Paradis et leur totale félicité ? Lève-toi, me dites-vous très suavement, hâte-toi mon amie, ma belle, ma colombe, viens dans les petits trous [pertuis] de la pierre et dans la caverne de la masure[1].
II. A la vérité, mon amour, je suis debout, très désireuse de vous suivre à la piste de vos pas, en l’indicible ardeur de mon amour. Mais pourtant je ne sais si je me hâte comme je dois, de courir après vous par les voies de vos solitudes et peines [pénalités] tant d’esprit que de corps. Je désire toutefois le faire d’une convenable et suffisante vigueur [roideur], accompagnée d’une véritable et non fausse discrétion, et qui ne tende point aux extrémités. Mais quoi, mon amour, si mes pas et mon marcher ordinaire sont choses dont vous êtes l’auteur et que je ne tiens que de vous, combien à plus forte raison dois-je espérer de vous seul une course et une vitesse suffisante et très désirée, pour satisfaire à votre amour et au mien ?
Si donc, ma vie et mon amour, vous me donnez ce pouvoir de courir dans le chemin de vos amours, qui sera ce qui pourra m’arrêter en ma course et dans la carrière au bout de laquelle vous m’attendez, pour me recevoir dans les trous de la pierre et dans la caverne du mur, comme dans ma retraite très délicieuse et très désirée.
III. Mais, qu’est-ce que cette retraite, sinon les plaies sacrées que l’amour a fait sur tout votre corps, entre lesquelles il y en a cinq d’une toute autre largeur, ouverture et profondeur que les autres ? C’est là que vous m’invitez, ô mon amour et ma vie, pour m’introduire au lieu de mon suprême et désiré repos et me rendre participant des sacrés délices qui coulent de là continuellement, pour le lustre de votre Église, de vos intimes amis et de vos très chères épouses.
C’est là que je tends, c’est là mon terme désiré. Car hélas ! ma chère vie, je me trouve ici environné de tant et tant de misères et de langueurs, que souvent je ne sais comment me dégager de dessous leur poids et leur pesanteur. Mais je me confie en votre bonté et en votre amour, que vous m’affranchirez pour jamais de cette cruelle servitude. C’est pourquoi je ne désire jamais me relâcher, ni ralentir l’activité de ma course, à laquelle je suis, tantôt secrètement tantôt manifestement, animé par votre amour. Car je sais que vous m’attendez au bout de la carrière, pour rafraîchir et soulager mon ardeur amoureuse, m’introduisant à plaisir au-dedans de votre âme et de votre cœur, par la porte de vos plaies sacrées. Plaies, dis-je, que vous n’avez reçues en l’ardeur de votre amour et en l’excès de vos douleurs, que pour me loger au plus intime de vous-même et dedans votre cœur amoureux, afin de me transformer en tout vous et de me faire boire à plaisir le vin très savoureux, dont vos intimes sont remplis et chastement enivrés.
IV. Vous savez, mon cher amour, qu’en l’abondance de ce moût délicieux, je suis souvent contraint comme par éructation de pousser au-dehors l’amour même dont je suis enivré, par des paroles abondantes et pleines d’excès, qui font plutôt juger aux hommes que je suis fou, que calme [rassis] et en bon sens. Alors, ô mon amour, je jouis du Paradis en terre, sans réflexion sur quoi que ce soit. Et, tout tiré et ravi en vous, je jouis abondamment de vous avec une ineffable suavité d’où, étant retourné à moi, je vois non seulement que tout homme est menteur, mais encore que toute créature n’est rien.
V. Cependant vous faites tant d’état de l’homme, que vous daignez bien le remplir de vous et de votre divine suavité, à proportion de sa capacité amoureuse. De sorte qu’il est mieux et plus voluptueusement perdu en vous et plongé en l’immensité de votre mer amoureuse, qu’un poisson n’est englouti dans l’océan élémentaire, qui est son repos et sa félicité.
Là vous faites voir à vos amis vos ineffables beautés et vos secrets qui font une si douce et si suave impression en eux, que cela les ravit et les plonge de plus en plus en la mer de votre essence et de votre immense amour. Mer dans laquelle ils jouissent en quelque façon des mêmes biens et richesses ineffables que les bienheureux. De là, étant retournés à eux-mêmes, ils sont si désireux et affamés de vous, en la vue et connaissance ineffables qu’ils ont de votre Majesté, qu’ils ne savent comment vous satisfaire, ni se répandre suffisamment par amour devant vous. Aussi prenez-vous tout votre plaisir à les chérir et caresser, les tirant en vous et les y faisant séjourner souvent assez longtemps.
Ce qui est de plus admirable, c’est que comme cela ne doit pas toujours durer et que par nécessité il faut revenir à soi, l’âme a ce privilège d’entrer tant de fois qu’il lui plaira en son agréable séjour que vous êtes, au plus intime de vous-même, où elle est et elle vit presque tant qu’elle veut. Et quoi que cela ne soit pas si fortement, abondamment et ardemment, elle y rassasie néanmoins sa faim et sa soif de l’amour très excellent que vous lui versez à ce dessein. Mais comme toute cette vie en elle-même fait défaillir l’âme à soi, il est quelquefois nécessaire qu’elle se fasse force à l’extérieur, pour sortir aux œuvres et à la récréation des sens, autrement elle défaudrait du tout. Vos Mystiques, mon cher amour, parlent fort excellemment de ces effets et opérations, que vous faites en vos plus intimes épouses. Ce qui n’est pas tant merveilleux, vu que vous prenez votre plaisir en qui il vous plaît, et que vous vous délectez à combler ces âmes-là de votre amour et de votre joie en un temps, et puis de les surcombler en tout vous-même en un autre temps ; bref de faire en elles tant d’effets divers et successifs, qu’à peine peut-on les exprimer.
VI. Mais en effet, mon amour et ma vie, de quoi est-il question, sinon de courir là où on est déjà ? Car tandis qu’on n’est point entièrement ravi de vous, et en vous, par la totale suspension de ses puissances, il faut courir la carrière d’amour, ou en l’amour, ou par-dessus l’amour même. Aussi est-il impossible à votre épouse fidèle qu’elle ne coure parfois là où il lui semble qu’elle n’est pas encore parvenue, et parfois là où il lui est avis qu’elle n’est pas encore assez.
VII. Tirez-moi donc après vous, ô époux de mon âme, et nous courons à l’odeur de vos onguents[2] et de vos parfums. Car comme il n’est rien de si délectable que leur suavité, aussi ne se trouve-t-il rien de plus fort ni de plus attrayant, pour faire que votre épouse coure amoureusement et à perte d’haleine après vous, dans la carrière d’amour, qui regorge entièrement [toute regorgeante] de douceur et de suavité divines. Cela se trouve ainsi, ô mon amour, en certaines âmes, qui sont tellement enivrées du moût délicieux de votre excessif amour, qu’elles courent comme folles et sans raison, au respect des hommes qui ne gisent qu’en la chair et qui ne connaissent ni votre vin, ni son effet, ni votre feu, ni votre huile, ni vos onguents, ni leurs odeurs, ni votre amour, ni ses esclaves. Ces hommes, dis-je, voyant les gestes et les mouvements de telles âmes, ils les jugent égarées de la course de votre amour, et incultes quant à la conversation civile qu’elles ont avec eux. Ce mal ne vient d’autre cause, sinon de ce que ces âmes sont toutes divines ; et au contraire ces hommes sont charnels, doubles, tous épanchés [effus] dans les sens et égarés sur toutes sortes d’objets, qui portent leur esprit jusqu’aux confins de la terre. Ô quelle diversité, mon amour, quelle contrariété de voir la chair dans les uns et l’esprit dans les autres !
VIII. Car, ô mon amour, ces âmes ne sont qu’esprit élevé par-dessus le corps bien loin au-delà des sens, et mort à tous leurs appétits : plusieurs même sont entièrement morts à leur vie sensible, sauf l’usage commun et nécessaire à la vie. Qui croira ceci ? Ou plutôt qui sera ce qui ne le croira pas ? Car quiconque est en cet état, les objets sensibles et leurs délices lui sont un poison et une mort très amère ; et quiconque goûte l’esprit sait bien qu’il doit en être ainsi. Ce sont telles âmes, ô ma chère vie, qui vous contemplent de façon stable et immobile arrêtées à vous voir simplement en votre infinie et nue beauté ; recevant les divines impressions de vos notions très secrètes, lesquelles vous leur versez très abondamment en la douce, délicieuse et impulsive activité de vos écoulements amoureux.
Dites donc, ô saintes âmes, qui jouissez de ce plaisir en sa propre source originaire, dites-nous s’il est vrai, ou pour mieux dire, s’il n’est pas vrai que les délices de Dieu, votre cher Époux, sont d’être avec les enfants des hommes[3] ? Démentez-moi, n’expérimentez-vous pas souvent, ce vous semble, le Paradis des bienheureux ? Ah ! mon amour, que c’est choses merveilleuse de voir que vous vous écoulez si abondamment et si profondément en vos créatures, que c’est chose ravissante de voir comme quoi vous vous jouez amoureusement avec elles, jusqu’à les ravir, les enivrer et les affoler de votre divin amour.
Aussi est-il vrai que ces âmes sont tellement allumées et éprises de votre infinie beauté, que jamais au grand jamais elles ne vous quitteront de propos délibéré et n’en auront pas seulement la pensée, vu ce que je suppose. Je laisse toujours néanmoins la liberté à l’âme. Mais c’est un fait, l’appétit est non seulement pris, mais il est rempli. Quoiqu’il a toujours faim et soif de vous, mon amour, en l’ardeur et la langueur qu’il souffre, à cause de la cellule [chartre] et prison matérielle qui, par ses fâcheux effets, le tiennent contre son gré aggravé sous son poids et sa rigueur.
IX. C’est une expérience qui fait bien voir à l’âme qu’elle ne jouit pas de vous pleinement dans le suprême et total accomplissement qu’elle doit attendre de vous. C’est pourquoi elle désire la dissolution de son corps plus ardemment qu’on ne peut dire, afin de jouir pleinement de vous, en parfaite satiété. Ce sera lorsqu’elle ne réfléchira plus sur le passé, non qu’elle l’ignore mais votre gloire et votre feu amoureux raviront tellement ses sens et ses puissances en vous, que le passé sera aussi parfaitement évanoui que si jamais il n’avait été. Car telles vues lui sont changées en louange et en admirations par-dessus l’admiration. Et s’il en restait quelque chose de plus en l’âme, il y aurait ce semble en elle du vide, et quelque chose à désirer pour le comble de sa pleine félicité en vous. Ce qui est autant éloigné de la raisonnable pensée, que vous êtes un objet infiniment noble et capable de surcombler toute l’âme en vous-même.
Voilà, mon amour et ma vie, quel est ici votre jeu intime avec vos plus chères épouses, selon ce que vous m’en donnez de connaissance en vous. Jeu bien différent de celui que vous exercerez éternellement en vos mêmes épouses après cette vie, dans leur surcomblée félicité en vous-même. Mes déductions suressentielles me raviraient sur ce sujet, si je m’y arrêtais plus longuement. C’est pourquoi je laisse tout en vous-même, en mon éminente vue et contemplation. Je me contente de le voir et de le pénétrer simplement, et par totale anticipation simple et suréminente.
X. Sur ceci, ma chère vie, vos épouses ne savent que faire, pour vous aimer dignement et suffisamment en cette vie, de sorte qu’en un temps elles courent à grand pas et d’une ardente vigueur la lice d’amour comme folles et saintement insensées ; tant elles sont pleines et illustrées de vous-même au-dedans et au-dehors, en la douce ébriété de votre amour. En un autre temps elles courent la même lice d’amour, de pareille vigueur et activité ; comme sans lustre et amour, par-dessus le lustre et l’amour. Ce qu’elles font par le moyen de la secrète force que vous leur donnez et opérez en elles au même amour, lequel est devenu simple et esprit en elles. De sorte que toutes leurs puissances sont ravies, réduites, uniques et fondues en un simple point, pour ainsi dire.
L’épouse ne saurait dire le nombre et la diversité des voies, par lesquelles vous l’avez conduite tout le temps de sa course, et qu’elle a expérimentées et très heureusement franchies. Si bien que, s’abandonnant à vos mains, elle s’est enfin trouvée réduite jusqu’au point de sa consommation, dans le brasier ardent de votre feu amoureux. Mais quoi qu’il soit ainsi, elle se sent néanmoins et se sentira toujours opprimée, du poids de son corps ; jusqu’à ce qu’il soit revêtu, comme elle, de l’incorruptibilité [incorruption] et de l’immortalité, pour faire de ces deux un seul tout, revêtu de la gloire de votre Majesté infinie. Gloire qui se communiquera de l’âme au corps, par redondance, le rendant glorieux comme elle-même.
XI. Or sus, ma chère vie et mon amour, qui sera ce qui refusera la guerre, pour jouir du bien d’une telle paix ? Qui méprisera la haine de soi-même, puisqu’elle produit la jouissance et la réflexion d’un tel amour ? Qui fuira la pauvreté, laquelle attire après soi une satiété si parfaite et un tel comble de toutes sortes de biens ? Ô qu’heureuse est votre épouse qui se lève et qui marche à grands pas vers ce bonheur ! Bien plus heureuse encore celle-là, qui se lève et qui se hâte à vive course pour y parvenir ! Plus heureuse encore et très sainte celle qui court sa carrière d’une ardente et très invincible [indéficiente] vigueur. Mais celle-là l’est incomparablement sur toutes autres qui, dans l’effort de sa vigueur et de son activité, est plutôt vue voler que courir.
XII. C’est ainsi, mon amour, que celui qui n’a de vie que pour vous, que de vous et qu’en vous est trop heureux, voire en la région des mourants. Je me trompe, ce n’est point ici la région des mourants pour de telles âmes, c’est au contraire une région des vivants de la vraie vie et en la vraie vie que vous êtes en tous vos amis, selon leur degré de perfection. Car quoi qu’ils fassent, qu’ils combattent, qu’ils endurent, qu’ils agonisent, qu’ils languissent, en cela même ils vivent de vous et en vous. Non que cela soit dans la science et dans la croyance des hommes qui, ne sachant rien de ces secrets, estiment que ces Saints sont malheureusement mourants. Car eux-mêmes sont si perdus et cachés en vous que souvent, au milieu de leurs plus pénibles efforts, ils s’estiment être morts et réduits à rien.
XIII. Ces âmes ainsi inconnues à soi-même se plaignent comme elles peuvent à vous, sur leur extrême désolation, ne voyant de si loin que ce soit aucunes traces ni vestiges de ce qu’elles sont, qui puissent leur apporter quelque repos ou consolation. De sorte qu’elles vous adhèrent fixement, nuement, en esprit et au-delà du sens, par leur amoureuse résignation et abnégation. Et, par cette pratique éternelle, elles vivent de vous en tout vous-même, sans chercher ailleurs ni autrement aucun contentement ni repos. Telles âmes ne seront jamais contentes ni satisfaites en vous, mon cher amour, que lorsqu’elles se verront au dernier point de votre similitude divine et humaine et, jusqu’à ce que consommées dans votre très amoureux feu, elles vivent dans ces ardeurs et embrasements de vous et en vous seul, quoi que souvent d’une manière inconnue.
XIV. C’est donc à ce coup et à bon escient, mon amour, que je choisis ma demeure en votre humanité et en votre divinité. J’ai couru vigoureusement pour y entrer, et pour m’y perdre sans ressource. Là est mon repos, j’y demeurerai, parce que j’en ai fait le choix[4], en vous, ma chère vie, mon amour et mon tout.
La diversité des voies qui conduisent à ce fond est très grande, aussi bien que le nombre de vos amis, qui sont totalement cachés et inconnus aux hommes ; même à ceux qui ont quelque degré de votre esprit, mais qui gisent au-dehors dans la seule sainte action. Ceux-ci les calomnient souvent, parce que leur vie est différente de la leur. Mais je laisse la déduction de cette vérité.
[Les Contemplations et les divins Soliloques, A Paris, Chez Denys Thierry, 1654, p. 292-301].
[1] « Surge, amica mea, speciosa mea, et veni : 14 columba mea, in foraminibus petræ, in caverna maceriæ, ostende mihi faciem tuam, sonet vox tua in auribus meis : vox enim tua dulcis, et facies tua decora » (Ct 2, 13-14).
[2] « Trahe me, post te curremus in odorem unguentorum tuorum » (Ct 1, 3).
[3] Pr 8, 31.
[4] Ps 132, 14.